Attention danger !
Au prétexte de “défendre la religion, la morale et la vertu”, les appels à la haine se banalisent, les menaces se multiplient, la peur se répand… Faut-il attendre que la violence éclate au grand jour pour tirer la sonnette d'alarme ?
Mardi 15 janvier 2008, la cour d'appel rend son verdict dans l'affaire
du prétendu “mariage gay” de Ksar El Kébir (TelQuel n°300) : inculpés
d'homosexualité, six hommes sont condamnés à des peines allant de deux
à dix mois de prison ferme. Commentaire de Me Mohamed Sebbar, par
ailleurs président du Forum vérité et justice, qui conduit le |
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collectif
de défense des accusés : “Vu le chef d'inculpation, un jour de prison
est déjà un jour de trop”. Ce n'est sans doute pas l'avis des centaines
d'habitants de la petite ville du Nord (des milliers, disent des
sources officielles) qui avaient protesté contre “la perversion des
mœurs” par des émeutes, actes de vandalisme et tentatives de lynchage.
A l'origine de cette flambée d'intolérance, des prêches incendiaires
dans des mosquées, et une campagne de menaces et d'intimidations menée
tambour battant par des groupes intégristes…
Si
jamais auparavant on n'avait vu une “insurrection” d'une telle ampleur
(saluée par un journal islamiste au cri de “grâce à Dieu, il existe
encore des hommes dans ce pays” !!), ce n'est pas la première fois au
Maroc, loin s'en faut, que des individus se retrouvent ouvertement et
nommément menacés par les tenants du “nouvel ordre moral” -
l'expression est désormais consacrée. Et l'homosexualité n'est qu'un
prétexte parmi d'autres. Chaque jour, sur Internet, fleurissent par
dizaines les menaces de mort anonymes contre divers “ennemis de la
religion” (clairement nommés, eux). Il suffit, pour accéder à ce
statut, d'avoir exprimé une opinion un tant soit peu décalée par
rapport aux standards de la morale et de la vertu (tels que les
islamistes les définissent). Ou, bien sûr, d'argumenter en faveur de la
laïcité - un concept que les intégristes, s'aveuglant obstinément sur
sa signification réelle, assimilent automatiquement à l'athéisme. Ce
qui, dans leur vision “orthodoxe” de la loi divine, appelle
nécessairement la punition ultime. En moins “trash”, mais à plus large
échelle, certains journalistes n'hésitent plus à pointer nommément ceux
qui, intellectuels, artistes, ou confrères, “attaquent l'islam” -
faisant courir de grands risques aux concernés et… les taxant de
“lâches” quand ils s'en inquiètent publiquement !
Dans un registre proche, depuis l'affaire des hard-rockers accusés de
“satanisme” en 2003, et malgré leur libération rapide suite à la
pression de la société civile, l'expression “âbadat chaïtane”
(adorateurs de Satan) est devenue un automatisme, dès qu'il s'agit
d'évoquer les amateurs de metal qui, chaque année, déferlent par
milliers sur le festival musical L'Boulevard, qui leur accorde une
place conséquente dans sa programmation. Comment, de retour dans son
quartier et parmi sa famille, un simple amateur de rock et de looks
extravagants peut-il vivre avec cette étiquette sans finir par se
renier sous la pression - ou à tout le moins, devenir paranoïaque ?
Des actes de violence isolés, il y en a régulièrement. La presse a
ainsi rapporté, il y a quelques mois, le cas de cet habitant d'Agadir
qui avait lapidé à mort sa mère qu'il soupçonnait d'adultère. Et chaque
année, on décompte de nouveaux morts ou blessés dans les campus
universitaires, à l'issue d'affrontements entre étudiants islamistes
extrémistes et d'autres, d'extrême gauche (autant dire athées, aux yeux
de leurs adversaires). Certains campus sont aujourd'hui des territoires
très risqués pour tous ceux qui osent afficher leur désaccord avec les
islamistes. Très peu l'osent encore, d'ailleurs.
Pour en revenir aux “coupables d'homosexualité” de Ksar El Kébir, et
alors que leurs familles n'osent plus se montrer en public, que leurs
enfants subissent pressions et quolibets à l'école, Human Rights Watch
monte au créneau, demandant l'annulation de la sentence : “Si le Maroc
aspire vraiment à être un leader régional en matière de droits humains,
il devrait montrer la voie en dépénalisant l'homosexualité”, peut-on
lire dans le communiqué de l'ONG américaine. Est-ce trop demander à nos
responsables ? “Concernant l'homosexualité, le législateur et la
société marocaine s'accordent à la condamner”, a déclaré sans ambages à
TelQuel Khalid Naciri, porte-parole du gouvernement. L'Etat serait-il
condamné à une attitude attentiste, fataliste, sans aucune possibilité,
même minime, de tirer la société vers le haut, notamment en légiférant
? “La locomotive ne peut pas aller plus vite que le train”, rétorque
Naciri.
Le discours du porte-parole du gouvernement peut-être résumé ainsi :
“Quand la société poussera, l'Etat suivra, pas l'inverse !”. Décevant.
L'Etat joue la montre, attend, laisse faire, prétendument avec le souci
de “préserver la paix sociale”. N'est-ce pas, au contraire, la
meilleure manière de la menacer ? Et quid des victimes ? Car même si,
depuis la condamnation des six accusés, le soufflé semble être retombé
à Ksar El Kébir, rien ne permet d'affirmer avec certitude que la
tempête est définitivement passée. Confirmation de Me Sebbar :
“Certains des inculpés seront libérés dans quelques semaines. La
question en suspens, c'est comment la foule va accueillir ces gens. Qui
va les protéger des menaces qui pèsent encore sur eux ?”.
L'homosexualité, ou l'arbre qui cache la forêt (des intolérances)
Changement de décor pour un autre procès. Le chef d'inculpation est le
même (homosexualité), et le jugement se déroule cette fois… dans un
amphithéâtre de la Faculté de Fès. L'histoire remonte à l'été 2006,
quand un jeune étudiant en sciences économiques est “jugé” par des
étudiants islamistes, qui l'accusent de représenter “une menace pour la
culture et un affront pour la virilité de tous les résidents”. Après un
simulacre de procès étalé sur plusieurs heures, l'étudiant est tout
bonnement exclu de la cité universitaire. “Un moindre mal finalement
car certains prônaient une punition plus sévère”, nous explique cette
source qui a bien suivi l'affaire. La “punition” en question : une
expulsion pure et simple de la ville de Fès, pour la version soft,
vingt coups de fouet (!!) assortis d'une expulsion de l'université pour
la version hard.
Le fil conducteur qui relie l'affaire de Fès à celle de Ksar El Kébir
pourrait s'appeler : négation de la différence, sous couvert de caution
religieuse. “L'argument religieux est imparable et certains l'ont
compris”, explique l'ethnologue Abdelbaqi Belfqih. Et de poursuivre :
“Nous sommes assiégés par une ambiance religieuse. La plupart des biens
culturels que nous consommons sont religieux. Idem au niveau du
langage, des codes vestimentaires. Dans un tel climat, on se plie à la
pratique dominante et on se tait”. En d'autres termes, il faut choisir
son camp : se conformer à la masse (et passer inaperçu) ou prendre le
risque, en s'exposant, d'assumer sa différence, sexuelle ou autre.
Pour le chercheur Mohamed Darif, les évènements de Ksar El Kébir ou de
Fès sont le résultat (prévisible) d'une “instrumentalisation des
valeurs conservatrices de la société”. Le politologue, qui a toujours
développé de fines analyses sur la société marocaine, est catégorique :
“Une société conservatrice n'est pas tolérante, par définition déjà”. à
lire les conclusions de l'enquête dirigée par Mohamed Ayadi, Hassan
Rachik et Mohamed Tozy (L'islam au quotidien, Editions Prologues,
2007), on est tenté de donner raison à Darif. Même s'il ne sonde pas
des questions relatives à la sexualité, “L'islam au quotidien” laisse
en effet planer le doute quant à la tolérance moyenne (des Marocains)
vis-à-vis de la différence. Exemple, ce chiffre : 66% (des sondés) se
sentent plus proches d'un Afghan musulman que d'un Marocain de
confession juive. Troublant.
Bien sûr, le fait que l'islamité soit placée en tête des composantes de
l'identité par une majorité de Marocains n'explique pas tout. Islamité
rime trop souvent avec normalité, mais où commence l'une et où s'arrête
l'autre ? Y a-t-il, à la base, dans les esprits moyens, un clivage, une
différenciation entre l'une et l'autre ? Rien n'est moins sûr. “Les
manifestants de Ksar El Kébir ne sont pas tous des islamistes, mais ils
font partie d'une population musulmane conservatrice”, résume Mohamed
Darif. C'est là qu'intervient le rôle des entrepreneurs politiques de
la religion. Utilisé comme source de légitimité par l'Etat et les
partis, l'islam devient le socle culturel unique de toute la société.
Le fond du problème, comme nous l'explique Darif, “c'est que la nature
de la culture dominante (religieuse) ne laisse guère de place aux
libertés individuelles”.
L'Etat aussi y met du sien, lui qui n'est pas exempt de tout reproche
puisque l'appareil répressif dont il dispose laisse la porte ouverte à
l'immixtion de la morale dans la vie privée des personnes. “A Ksar El
Kébir, tout se passe en fait comme si on était en plein ramadan,
poursuit Mohamed Darif. Vous pouvez manger chez vous, mais faites-le en
public et vous vous ferez lyncher. Si cela advient, vous serez
d'ailleurs coupable, aux yeux de la police, d'atteinte à l'ordre
public. Alors que vous venez de vous faire lyncher en public !”
La manip' près de chez vous
Quoi de plus dangereux pour la paix du brave citoyen qu'un défilé de
(jolies) jeunes femmes ? Souvenons-nous comment, en 2002 (déjà), les
organisateurs d'un concours de beauté ont découvert, effarés, tout le
trouble que pouvaient provoquer quelques filles en maillots de bain.
L'organisateur de Miss Maroc a même été menacé de mort parce que les
miss étaient trop court vêtues… Trop loin de nous, tout ça ? Pas si
sûr. Car cela laisse des traces, immanquablement. En 2006 par exemple,
un hôtel de la ville d'Agadir organise Miss Fashion TV Maroc. Un homme
averti en valant deux, les organisateurs préfèrent, chose tout à fait
inhabituelle pour ce genre d'événement, jouer la carte… du secret (ou
presque). Et tant pis pour l'impact. L'évènement se déroule loin des
projecteurs, à l'abri des regards indiscrets et inquisiteurs. Une
manière de se protéger mais aussi de préserver l'anonymat des
candidates, censées défiler en maillots de bain pour l'occasion. “Ils
(les organisateurs) craignaient qu'une partie de la presse ne s'attaque
à ce qui pourrait lui sembler culturellement et moralement incorrect.
On ne sait jamais ce qui pourrait se passer, et jusqu'où cela peut
aller, dans ces cas où l'information, les faits, déjà, peuvent être
travestis”, explique cette source locale, à Agadir. Les violences
directes, il n’y en a pas eu jusqu’à présent. La peur, elle, est déjà
là.
Le plus grand terreau de l’indignation facile reste
Internet. Sur le site Youtube, les Marocains brillent par leur
assiduité. Aussi bien en terme de vidéos postées que visionnées.
Résultat : un rien suffit pour soulever l'indignation des muftis
(autoproclamés) du Web. Les vidéos mettant en scène des photos de
jeunes filles dans des situations anodines ont droit, au mieux à un
florilège d'insultes, au pire à des menaces généralement rehaussées par
des versets apocalyptiques.
Mai 2007, le groupe Hoba Hoba Spirit se produit sur une scène de la
ville de Settat. Le journal apparenté au principal parti islamiste
saute sur l'occasion : “Lors du concert, les habitants de la ville de
Settat ont perturbé la prière”. Comble de la surenchère, le journaliste
y va de sa précision, déclarant que les empêcheurs de prier en rond
auraient escaladé un minaret, nus comme des vers. Incroyable !
Commentaire de Réda Allali, leader des Hoba Hoba Spirit : “C'est très
simple, ce qui a été rapporté par ce journal n'a bien sûr jamais eu
lieu, c'était du délire, de la pure fiction”. Mais le lecteur lambda
n'a pas toujours la possibilité de faire la part des choses, surtout
quand les “informations” se rapportant à un genre d'activité (la
musique par exemple) sont toujours abusivement déformées. Et là, on est
aux frontières de la manipulation. “Les gens en général ont un
imaginaire construit sur l'ignorance. Les responsables de ce type de
journaux ont tôt fait de tirer profit de l'absence de sens critique de
leurs lecteurs”, analyse l'ethnologue Abdelbaqi Belfqih. Quoi de plus
dangereux, alors, pour un journal que de vouloir, au détriment de la
vérité, coïncider à tout prix avec la pensée de Monsieur tout le monde
? Et de faire rimer objectifs commerciaux avec propagande et rejet de
l'autre…
Comment en sortir alors ? En proposant de nouveaux modèles culturels
aux jeunes, par exemple. Là encore, le constat n'est pas réjouissant.
Apparus sur la (nouvelle) scène marocaine, plusieurs groupes de rap
revendiquent un point de vue impertinent. Normal pour un genre
artistique, le rap, né pour bousculer la bienpensance. Dans les faits,
et de plus en plus, il n'est pas rare que la soupe soit pourtant
servie… avec un mélange de patriotisme et de discours moralisateur sur
les “filles qui traînent dans les rues”. C'est le rap taqlidi, celui
que l'on peut “écouter en famille”, avec force clichés et surenchère
moralisatrice. “Des artistes se sont recyclés en redresseurs de
consciences pour développer le même discours que ceux qui les
attaquent, comme s'ils cherchaient ainsi à les amadouer”, nous explique
Mohamed Meghari, alias Momo, organisateur du Boulevard des jeunes
musiciens. Le phénomène, hier encore confiné à la seule “chanson
traditionnelle”, s'étend aujourd'hui au rap, dernier des remparts
supposés imprenables. C'est dire.
Dans le cinéma, la poussée d'intolérance est aussi une réalité,
ressentie par les artistes. On se souvient que dans Wake up Morocco
(2006), la réalisatrice Narjiss Nejjar filmait une jeune femme tenant
tête à un groupe de fanatiques qui tentent d'empêcher par tous les
moyens la projection d'un film dans l'enceinte universitaire. Entre la
fiction et la réalité, il n'y a qu'un pas. Le cinéaste Ahmed Boulane en
sait quelque chose. “Le sentiment général est celui d'un recul des
libertés. Tout le monde le sent, et le vit au jour le jour”. Depuis
quelques années, les attaques contre les films et leurs auteurs sont
pléthore. Le réalisateur de Ali, Rabiaâ et les autres se souvient : “En
2005, mon film (ndlr : dont le scénario revisite l'atmosphère jouissive
des seventies) était projeté à l'Université Hassan II de Mohammedia.
Une vingtaine de barbus ont interrompu la projection dans un
amphithéâtre et ont même réussi à emporter le projecteur de 35 mm”. Le
lendemain, Ahmed Boulane est retourné sur les lieux pour s'expliquer
avec les “vandales”. “La plupart ont avoué n'avoir jamais vu le film.
Ils m'ont dit avoir simplement agi sous l'influence d'articles
incendiaires parus dans une certaine presse”.
Younès Moujahid, le secrétaire général du Syndicat national de la
presse marocaine (SNPM), ne dit pas autre chose, lui qui dénombre
plusieurs cas de “dérapages”. Il en souligne le péril : “Quand on passe
de l'information à la propagande, c'est un glissement déontologique”.
Certains titres de presse se sont acharnés, de manière aussi sélective
que perverse, sur des personnes ciblées, en brandissant les mêmes
accusations : atteinte au sacré (Dieu et son prophète), alliance avec
les sionistes, islamophobie, etc. Avant même sa sortie en salles, le
film Marock de Laïla Marrakchi s'est pris une volée de bois vert lors
du Festival de cinéma de Tanger, en 2005. Un membre du jury menaçant
même ses collègues de les traîner dans la boue, s'ils accordaient une
récompense au film. L'homme a fait du chemin depuis, lui qui a
construit son fonds de commerce à partir des attaques personnelles
contre les uns et les autres, toujours au nom de la supposée bonne
morale. Younès Moujahid explique dans un mélange d'étonnement et
d'indignation : “Ces journaux relatent des faits qui se déroulent dans
la sphère privée en les qualifiant d'offensive (houjoum) contre les
valeurs de la société, se focalisant sur des sujets sensationnalistes.
Cela a pour conséquence directe de mettre les gens ciblés en danger”.
Danger, le mot est lâché. Directeur de la publication Attajdid, un
quotidien qui a souvent pris pour cible festivals et films “incitant à
la débauche”, Mustapha Khalfi se défend : “On ne peut pas taxer de
populisme un journal tiré à 10 000 exemplaires à peine. On ne critique
pas le fait qu'un festival programme un film israélien. En revanche, si
c'est un film sioniste, c'est autre chose, car il s'agit d'une
idéologie raciste”. Pourtant, le film franco-israélien Les méduses
(Etgar Geret, 2007), qui n'a rien de sioniste, n'a pas reçu de visa
d'exploitation, et n'a donc pas pu être projeté dans le cadre du
dernier Festival Casa ciné en octobre 2007. En résumé, le film, une
simple chronique sociale ayant pour cadre Tel-Aviv, a été déprogrammé à
la dernière minute, alors qu'il faisait partie de la sélection du
Festival. “Cela intervient suite à une cabale orchestrée par des
journaux populistes”, confie cette source au sein de l'équipe
d'organisation. La censure des Méduses reste, dans tous les cas, une
première, et crée un précédent. Inquiétant pour un pays qui a toujours
su faire le dos rond durant les périodes de grande crise “identitaire”
(guerre du Golfe, conflit israélo-palestinien).
L'inquiétude aujourd'hui est réelle. Et profonde. C'est un processus
complexe, lié à la manipulation des esprits, à la puissance de
l'environnement quotidien, mais aussi au background culturel de tout un
chacun. C'est sans doute cette complexité-là qui fait dire à Hicham
Abkari, responsable de l'animation culturelle de la ville de
Casablanca, un homme connu pour sonder la température et le pouls tant
de la jeunesse (artistes, public) que des officiels qu'il côtoie tous
les jours : “Les gens qui appellent à la haine sont sincères. Ceux qui
appellent à la tolérance le sont moins”. Hélas, c’est souvent vrai.
Les propos de Hicham Abkari nous invitent à une psychanalyse générale,
nationale. Le passage sur le divan est indispensable pour mieux
comprendre tous les ressorts, tous les enchaînements, qui nous amènent
aujourd'hui au seuil de l'intolérance et, disons-le, de la violence.
Dieu reconnaîtra bien sûr les siens mais, ici-bas, les hommes jugent et
condamnent à l'emporte-pièce.
Demain, le pire ?
Fin 2006, l'affaire Nichane secoue le landerneau médiatique. Au départ,
un dossier anodin consacré aux blagues populaires au Maroc, prenant
pour thèmes la religion, le sexe et la politique. Le magazine est vendu
pendant une semaine sans soulever de polémique. Il faut attendre la
sortie du numéro suivant pour que tombe la décision d'interdiction, à
la surprise générale. Un site web islamiste avait bien allumé la mèche,
en appelant à porter plainte contre les journalistes de Nichane,
injustement accusés d'offenser Allah et son prophète. En quelques
jours, la machine s'emballe. Une manifestation étudiante à Kénitra et
un éditorialiste attisent le (petit) foyer de tension. Dans un
enchaînement surréaliste, voilà que… le Parlement koweïtien s'empare de
l'affaire et vote une motion virulente à l'encontre du magazine et de
ses journalistes. Pour l’auteur du dossier comme pour ses collègues de
Nichane, le pire n'était pas la flopée d'insultes et de menaces de mort
sur les forums Internet, mais bien ces “pseudo-progressistes et
intellectuels qui ont jugé le dossier avant de le lire, au motif qu'on
ne rigole pas avec la religion”. Et le cas Nichane n'est pas isolé.
Les responsables de la rubrique “mina l’qalb Ila l’qalb”, le courrier
du cœur du quotidien Al Ahdath Al Maghribia, ne comptent plus les coups
de fil de menaces et d'intimidations. “Il y a eu une période de légère
accalmie mais, depuis qu'on a instauré le numéro vert, les appels (et
les insultes) ont repris de plus belle”, nous confesse ce responsable.
Une allusion qui prêterait à sourire, si ce n'étaient les dangers réels
encourus par les journalistes du quotidien. Le 5 janvier 2004, Mohamed
El Brini, directeur de la publication, reçoit un colis piégé sous la
forme d'une lettre de vœux à l'occasion du Nouvel An. Le préposé au
courrier est précautionneux, il n'ouvre pas le colis suspect. Son
examen par la police scientifique de Casablanca révèlera que le paquet
renfermait bien des explosifs et était doté d'un système de mise à feu
à l'ouverture. Quelques mois plus tard, en novembre 2005, Saïd Lakhal,
collaborateur du même journal, et chercheur spécialisé dans les
mouvements islamistes, est menacé de mort par des radicaux qui
l'accusent d'apostasie. à cause de la teneur de ses analyses politiques
réputées peu tendres envers le radicalisme religieux et politique...
Faut-il attendre que la violence éclate au grand jour, pour tirer (trop
tard) la sonnette d'alarme ? Rappelons-nous de ce fait-divers peu
commun passé quasiment inaperçu en février 2002. Zakaria Miloudi, une
des figures de proue de la Salafiya jihadia à Casablanca, inconnue à
l'époque, prononçait une fatwa condamnant à mort (par lapidation !) un
“soûlard et débauché”. La sentence sera exécutée le soir même par le
groupe de Miloudi, connu sous le nom d'Assirat Al Moustaqim. Depuis
plusieurs mois, cette bande faisait régner la terreur dans les
quartiers Tomas et Skouila à Sidi Moumen, à Casablanca. S'érigeant en
gardiens de la morale, dans des bidonvilles délaissés par l'Etat, les
salafistes organisaient des rondes, armés de bâtons et de fouets, pour
faire valoir leurs “préceptes”, intimidant, agressant femmes non
voilées et couples “illégitimes”. A l'époque, ces agissements étaient
restés sans riposte, ou presque. Des mois plus tard, Assirat Al
Moustakim devenait célèbre en fournissant le gros des troupes des
attentats-kamikazes du 16 mai 2003... |
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APPEL POUR LA DEFENSE DES LIBERTÉS INDIVIDUELLES
Depuis quelques années, on assiste au Maroc à une inquiétante
prolifération des menaces et agressions (verbales ou physiques) à
l'encontre de divers groupes ou individus.
À cause des goûts, croyances, opinions ou choix de vie personnels de
ces derniers, on les accuse d'“offenser les sentiments des musulmans”
et de “menacer les valeurs traditionnelles des Marocains”. Sous le
prétexte de “protéger la morale et la vertu”, certains n'hésitent plus
à prononcer, ouvertement ou de manière détournée, des sentences
d'excommunication (takfir) à l'encontre desdits “déviants”. Ce qui
consiste, clairement, à appeler à la violence physique à leur encontre,
voire à menacer leur vie.
Au vu de leurs conséquences, ces campagnes de stigmatisation
religieuse, suscitées et relayées par divers groupes intégristes, sites
Internet et titres de presse, constituent autant d'atteintes graves à
un principe fondamental et universellement reconnu : celui des libertés
individuelles.
La multiplication de ces campagnes, conjuguée à la passivité des
autorités, a fini par installer au Maroc un réel climat de terrorisme
intellectuel. Un grand nombre d'artistes et créateurs, penseurs,
écrivains, journalistes, ou simples citoyens aux goûts et choix de vie
personnels jugés “déviants”, subissent aujourd'hui, du simple fait de
l'exercice de leurs libertés individuelles, une pression considérable.
À de multiples reprises, cette pression a engendré des actes de
violence qui sont allés dans certains cas jusqu'au meurtre. Elle a même
abouti, dernièrement, à des émeutes, pillages et destructions de biens
privés par une foule manipulée, chauffée à blanc et sur le point de
procéder au lynchage public de prétendus “déviants”. La pression était
telle que l'Etat s'est vu acculé, pour “calmer la foule”, à libérer les
émeutiers appréhendés, puis à juger et condamner sans preuves… les
victimes de cette hystérie collective !
Nous vivons aujourd'hui dans un climat de haine et d'inquisition qui, à
terme, met en danger la paix civile au Maroc.
Nous, signataires de cet appel,
1. Attirons l'attention des autorités et de l'opinion publique sur l'extrême danger de cette situation, qui ne cesse d'empirer ;
2.
Appelons les autorités et l'opinion publique à faire preuve de la plus
grande vigilance contre les propagateurs de haine et les inquisiteurs,
à l'affût du moindre prétexte pour susciter la violence et le trouble à
l'ordre public ;
3. Rappelons que la
religion est un bien commun qui ne doit en aucun cas être utilisé pour
dresser les Marocains les uns contre les autres ;
4.
Déclarons respecter les goûts, croyances, opinions et choix de vie de
chacun, quels qu'ils soient, tout en affirmant que personne n'a le
droit de diaboliser autrui sous le prétexte que ses sentiments sont
“heurtés” par l'expression de goûts, croyances, opinions ou choix de
vie différents des siens ;
5. Rappelons que
parmi les recommandations émises, sous l'égide de l'Etat, par
l'Instance équité et réconciliation, figure l'inscription dans la
Constitution du principe de respect de la vie privée des individus,
comme le stipulent l'article 12 de la Déclaration universelle des
droits de l'homme, adoptée par le Maroc, ainsi que les articles 17 et
18 du Pacte international des droits civils et politiques, ratifié par
le Maroc ;
6. Rappelons que les conventions
internationales qui protègent les libertés individuelles priment sur
les lois intérieures des nations (dont le Maroc) qui ont choisi de
ratifier ces conventions ;
7. Appelons
solennellement l'Etat à défendre et protéger les libertés individuelles
en sanctionnant clairement et résolument, dans le Code pénal, toute
forme d'incitation à la haine, à la discrimination et à la violence
contre les individus en raison de leur croyances, opinions et choix de
vie personnels.
Un
comité de suivi de “l'appel” sera constitué, et annoncera son programme
de travail dans les prochaines semaines. Pour vos idées et
contributions, baytalhikma@gmail.com
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Pourquoi cet appel ?
Pour TelQuel, Ahmed R. Benchemsi
D’où
est venue cette initiative de lancer un “appel pour la défense des
libertés individuelles” ? D'abord d'un constat lucide : le “camp d'en
face” (celui des islamistes plus ou moins extrémistes et de tous les
populistes qui, objectivement, font leur jeu), dispose d'un cadre
idéologique clair : la religion et la morale islamique “pures et
parfaites” - ou du moins, c'est ainsi qu'ils la fantasment. “L'autre
camp” (celui des démocrates, libéraux et autres humanistes) a, lui, un
problème : son discours ne s'inscrit pas dans un corps de doctrine
clair et ouvertement affirmé. Ce camp-là se contente de dire, à chaque
fois que l'actualité l'exige : “Ce n'est pas bien de juger et de
condamner autrui sur la base de choix de vie personnels”… mais sans
dire, en contrepoint : “Voilà ce qui est bien, et voilà la doctrine
universellement reconnue dans laquelle notre condamnation s'inscrit”.
Cette doctrine, qu'il s'agit désormais de revendiquer haut et fort,
porte un nom : cela s'appelle les “libertés individuelles”
- et ce n'est d'ailleurs pas un concept totalement étranger à nos mœurs
politico-sociales. Au Maroc, le respect et la défense des libertés
individuelles sont réclamés par la très officielle Instance équité et
réconciliation (IER), dont les recommandations ont été émises sous
l'égide de l'Etat - et même du roi. Et bien avant cela, ils avaient été
réclamés à cor et à cri par une multitude d'ONG marocaines qui
défendent les droits de l'homme - dont les libertés individuelles font
intrinsèquement partie.
L'idée, en deux mots : chacun a le droit de vivre sa vie privée comme
il l'entend, sans être jugé ni diabolisé par les autres. Certes, nous
vivons dans une société globalement conservatrice, l'ignorer serait
s'aveugler. Selon le principe démocratique de base, la minorité doit
respecter l'opinion de la majorité. Mais selon le même principe, la
réciproque doit être tout aussi vraie. Or, cette règle démocratique
fondamentale, l'Etat a tendance à l'oublier, dès lors qu'il se trouve
un tant soit peu embarrassé - comme c'était le cas après la scandaleuse
“chasse à l'homo” de Ksar El Kébir, en novembre dernier.
Voilà donc la raison d'être de cet “appel pour la défense des libertés
individuelles” : donner corps à ce concept, au Maroc, montrer qu'il est
soutenu par une large partie de notre intelligentsia et de notre élite
- et, in fine, dire aux intégristes, aux populistes, et aux
propagateurs du nouvel et (dangereux) ordre moral : “Vous n’êtes pas
seuls”.
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PREMIERS SIGNATAIRES
Abdellatif Laâbi Ecrivain, poète
Tahar Benjelloun Ecrivain, lauréat du prix Goncourt
Mohamed Chafik Académicien du royaume du Maroc
Larbi Messari Ancien ministre
Hassan Nejmi Ecrivain, ancien président de l'Union des écrivains du Maroc
Abderrahim Harouchi Ancien ministre
Salah El Ouadie Poète
Bigg Rappeur
Fatiha Saidi Députée bruxelloise
Mohamed El Gahs Ancien ministre
Noureddine Saïl Directeur du Centre cinématographique marocain
Farid Belkahya Artiste plasticien
Hakima Himmich Professeur à l'Université
de médecine
Noureddine Ayouch Publicitaire
Driss Moussaoui Psychiatre
Abderrahim Jamaï Avocat, militant des droits de l'homme
Mohamed Tozy Professeur universitaire
Saïd Saadi Ancien ministre
Mohamed El Ayadi Enseignant Chercheur
Soumiya Naamane Guessous Sociologue, professeur universitaire
Samira Sitaïl Directrice de l'information, 2M
Mohamed (Momo) Meghari Co-organisatur du festival L'Boulevard
Hicham Bahou Co-organisateur du festival L'Boulevard
Fouad Abdelmoumni Chef d'entreprise
Hicham Abkari Directeur du théâtre Mohammed VI Abdesselam Aboudrar Ingénieur
Abdeghani Aboulazm Professeur universitaire
Fadel Agoumi Directeur, La Vie Eco
Najib Akesbi Enseignant chercheur
Abdelkader Alami Président de la Ligue marocaine des droits de l'homme
Réda Allali Chanteur, journaliste
Ali Amar Directeur, Le Journal hebdomadaire
Khadija Amiti Sociologue
Bahia Amrani Directrice, Le Reporter
Ahmed Arehmouch Militant amazigh
Abderrahim Ariri Directeur, Al Watan Al An
Ahmed Assid Militant amazigh
Fouzia Assouli Présidente de la Ligue démocratique des droits des femmes
Nabil Ayouch Producteur, cinéaste
Mouhcine Ayouche Coach consultant
Abdelkader Azrieh Syndicaliste
Jamaa Baïda Historien
Omar Balafrej Militant USFP
Mohamed Benabdelkader Chercheur et activiste des droits humains
Ahmed Reda Benchemsi Directeur, Groupe TelQuel Saâd Benkirane Consultant
Khalil Benkirane Cinéaste
Abdefettah Bennani S.G. Association Bayt
Al Hikma
Azeddine Bennis Militant des droits de l'Homme
Rachida Bennis Ayouch Cadre supérieur
Hicham Benyaïch Médecin, enseignant
Jamal Berraoui Président, Org. marocaine contre la haine et le racisme
Ali Bouabid Membre du Conseil national de l'USFP Karim Boukhari Rédacteur en chef, TelQuel
Abdesslam Boutayeb Enseignant chercheur
Driss Chahtane Directeur, Al Michaal
Abdeslam Cheddadi Professeur chercheur
Youssef Chehbi Avocat
Houriya Cherif Haouat Consultante
Nacer Chraïbi Président, Collectif Démocratie et modernité
Saâd Chraïbi Cinéaste
Abdelmounaïm Dilami Directeur, Groupe
Eco-Médias
Nasreddine El Afrit Président du conseil de surveillance, Groupe Caractères |
Abdellah El Amrani Directeur, La Vérité
Mohamed El Brini Directeur, Al Ahdath
Al Maghribiya
Abdellah El Oualladi Avocat, ex-Président de l'Organisation marocaine des droits de l'homme
Saïd Essoulami Président, ONG CFM-MENA
Abdelfattah Ezzine Président, Cercle de citoyenneté
Rachid Fekkak Enseignant/Animateur en art théâtral et audiovisuel
M'Hammed Grine Militant associatif
Khalil Hachimi Idrissi Directeur, Aujourd'hui
Le Maroc
Mohamed Hafid Directeur, Al Hayat Al-Jadida
Ali Hajji Chef d'entreprise
Fatima Harrak Professeur Chercheur Institut
des Etudes Africaines, Rabat
Mustapha Iznasni Ex-membre de l'IER
Larbi Jaidi Economiste, universitaire
Maâti Kabbal Journaliste, écrivain
Kamal Lahbib Militant associatif
Abdelmalek Kettani Chef d'entreprise
Driss Khrouz Enseignant universitaire
Abdelaziz Koukas Directeur, Al Ousbouia Al Jadida Driss Ksikes Journaliste, écrivain
Kamal Lahlou Directeur, Editions la Gazette
Mehdi Lahlou Président d'ACME-Maroc
Said Lakhel Professeur chercheur
Abdelhaï Laraki Réalisateur et producteur
Moulime Laroussi Ecrivain
Hakima Lebbar Psychanalyste
Simon Levy Universitaire, homme politique
Najat M'Jid Militante Associative
Mohamed M'Jid Militant associatif
Abdelkrim Manouzi Médecin, militant des droits
de l'Homme
Fadoua Maroub Militante des droits de l'homme
Jaouad Mdidech Journaliste, militant des droits
de l'homme
Noureddine Miftah Directeur, Al Ayyam
Mohamed Mouaqit Universitaire
Abdelaziz Mouride Journaliste, artiste
Mohamed Mrabet Premier secrétaire du PPS, région Ktama Houceïma
Mustapha Naïmi Chercheur à l'IURS - Rabat
Jamal Eddine Naji Universitaire
Ahmed Najim Rédacteur en chef adjoint, Nichane
Bouchaïb Najioullah Consultant
Mostafa Nissabouri Ecrivain
Abdelaziz Nouaydi Avocat - militant associatif
Ilias Omari Président d'ONG
Bachir Rachdi Chef d'entreprise
Najat Razi Présidente, Association marocaine pour les droits de la femme
Ahmed Rdaouni Chercheur en sociologie culturelle Narjis Rerhaye Journaliste, écrivain
Meryem Rhazzar Militante associative
Gerti Roos-Benmakhlouf Assistante de direction
Khadija Rouissi Présidente, association Bayt
Al Hikma
Aïcha Sakhri Directrice, Femmes du Maroc
Noureddine Saoudi Ecrivain, enseignant
Said Sekkat Chef d'entreprise
Mohamed Sghir Janjar Directeur, Prologues
Khalil Sidki Militant altermondialiste
Amina Slaoui Militante associative
Omar Slaoui Chef d'entreprise
Aziz Smirès Médecin
Mohamed Soual Membre du bureau politique
du PPS
Khalid Mohamed Souhnoun Membre du conseil national du PSU
El Mostafa Soulaih Ecrivain, membre de La Commission Arabe Des Droits Humains
Karim Tazi Chef d'entreprise
Neila Tazi Chef d'entreprise
Bouchra Tounzi Militante associative
Fahd Yata Directeur, La Nouvelle Tribune
Rahma Yousfi Militante associative |
Pour ajouter votre nom à cette première liste de signataires, envoyez un email
à baytalhikma@gmail.com |